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L'éternelle vie et la profondeur de l'âme par Fr. Garrigou-Lagrange : 9 mars
CINQUIÈME PARTIE
CHAPITRE II - QUELLE EST LA NATURE DE L'ÉTERNELLE BÉATITUDE ?
LA LUMIÈRE DE GLOIRE PRINCIPE DE LA VISION BÉATIFIQUE
Cette vision intuitive et immédiate atteint ainsi l'objet même de la vision incréée que Dieu a de lui-même ; elle l'atteint moins parfaitement que Lui, mais elle l'atteint.
Comment cela est-il possible ? Ce serait absolument impossible pour toute intelligence créée et créable laissée à ses seules forces naturelles, car ces forces sont proportionnées à leur objet naturel, lequel est infiniment inférieur à l'objet propre de l'intelligence divine. L'intelligence créée, si haute soit-elle, a donc besoin d'une lumière surnaturelle qui l'élève, qui la fortifie, pour qu'elle devienne capable de voir Dieu tel qu'il est en soi ; autrement elle serait devant lui, comme l'oiseau de nuit devant le soleil, elle ne pourrait le voir ( Cf. SAINT THOMAS, Ia, q. 12, a. 4 et 5.). Cette lumière, reçue d'une façon permanente dans l'intelligence des bienheureux, est appelée lumière de gloire, et elle est en eux plus ou moins intense, selon le degré de leurs mérites et de leur charité. Le Concile de Vienne (Denz. 475) a condamné ceux qui prétendaient que «l'âme humaine n'a pas besoin d'être élevée par la lumière de gloire pour voir Dieu et jouir saintement de Lui ».
La vision béatifique procède ainsi de la faculté intellectuelle des bienheureux comme de son principe radical, et elle procède de la lumière de gloire comme de son principe prochain, qui surélève jusqu'à la vitalité de notre intelligence pour lui donner une vie nouvelle. Ainsi la vertu infuse de charité surélève la vitalité de notre volonté.
La lumière de gloire et la charité infuse, reçues dans nos deux facultés supérieures, dérivent de la grâce sanctifiante consommée, reçue comme une greffe divine en l'essence même de l'âme. On voit dès lors de mieux en mieux que la grâce sanctifiante mérite d'être appelée participation de la nature divine, car elle est un principe radical d'opérations, qui, lorsqu'il est pleinement développé, nous rend capables de voir Dieu immédiatement comme il se voit. En Dieu, la nature divine est le principe des opérations strictement divines, comme la vision incréée de lui-même ; dans l'âme juste au ciel, la grâce sanctifiante est principe radical de la vision intuitive de la divine essence, vision qui a le même objet que la connaissance incréée, sans pourtant le pénétrer aussi profondément.
L'OBJET DE LA VISION BÉATIFIQUE
L'objet premier et essentiel est Dieu même ; l'objet secondaire, ce sont les créatures connues en Dieu. Les bienheureux voient clairement et intuitivement Dieu même tel qu'il est, c'est-à-dire : son essence, ses attributs et les trois personnes divines. Le Concile de Florence (Denz. 693) dit : « intuentur clare ipsum Deum trinum et unam sicuti est ». Par là la vision béatifique dépasse immensément non seulement la plus sublime philosophie, mais la connaissance naturelle des anges les plus élevés et de tout ange créable. Les bienheureux voient toutes les perfections divines concentrées et harmonisées dans leur source commune, dans l'Essence divine qui les contient éminemment et formellement, plus et mieux que la lumière blanche ne contient les sept couleurs de l'arc-en-ciel. Ils voient aussi comment la Miséricorde la plus tendre et la justice la plus inflexible procèdent d'un seul et même Amour, infiniment généreux et infiniment saint ; comment la même qualité éminente d'amour identifie en soi des attributs en apparence si opposés. Les bienheureux voient comment la Miséricorde et la justice s'unissent de façons variées en toutes les oeuvres de Dieu. Ils voient comment l'Amour incréé, même en son bon plaisir le plus libre, s'identifie avec la pure Sagesse, comment rien n'est en lui qui ne soit sage, et comment rien n'est dans la divine Sagesse qui ne se convertisse en amour. Ils voient comment cet Amour s'identifie avec le Souverain Bien toujours aimé de toute éternité, comment la divine Sagesse s'identifie avec la Vérité première toujours connue, comment toutes ces perfections ne font qu'un dans l'essence même de Celui qui est.